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3 novembre 2020

Vox, le silence des femmes

Bonjour à tous, et par avance courage en cette période compliquée. 

Je vous prie d'excuser le retard de publication de cette chronique, mais j'avais besoin de trouver un meilleur rythme de croisière que celui, très dense, qui avait accompagné mon retour en Avril. C'est pourquoi désormais mes chroniques seront irrégulières, et se plieront à mon emploi du temps, aux découvertes que je ferai et au gré de mes envies. 


Le roman dystopique de Christina Dalcher, Vox, met en lumière une société américaine proche de notre temps où les femmes sont contraintes de porter au poignet un compteur de mots limité à cent par jour, et dont la transgression entraîne une décharge électrique d'une puissance proportionnelle au nombre de mots dépassés. La société, progressivement tombée dans une misogynie radicale, se structure sur le clivage homme / femme et assigne à chacun des rôles bien définis : l'homme est celui qui travaille, qui donne son avis, qui peut récupérer le courrier et qui reçoit exclusivement les données de santé de son épouse. La femme est celle qui tient son logis en ordre, fait les courses, éduque les enfants, et se tait, merci pour elle. Le parfum des années 1950 est étouffant tant il est fort, surtout pour Jean McClellan dont les compétences élevées en neurosciences ne sont plus d'aucune utilité dans cette nouvelle vie qui s'est imposée à elle. 

Dalcher réussit le glaçant tour de force de montrer les étapes, infimes et décisives à la fois, qui mènent à l'établissement d'un système structurellement discriminant, en s'appuyant sur un jeu de va-et-vient entre la jeunesse de la narratrice, et son amitié avec "Jacko" la rebelle, et le présent où elle constate le caractère inéluctable de ce qui lui arrive. Les sinistres prophéties de sa colocataire, jamais elle n'aurait cru les voir s'accomplir... Mais leur tragique réalisation n'est que le début d'une discrimination toujours plus profonde et pernicieuse, car non seulement les femmes sont reléguées à un rang inférieur à celui de l'homme, mais également la fornication - terme désignant les rapports sexuels hors mariage -, l'adultère et l'homosexualité sont passibles d'une humiliation publique sur les canaux d'information technologiques, et de l'enfermement dans des camps de travaux, et surtout, du silence le plus mutique, avec un compteur de mots réglé sur zéro maximum. Une protagoniste noire évoque également l'épée de Damoclès qui pèse sur la communauté afro-américaine, dont la ségrégation ne saurait tarder à recommencer... L'autrice insiste sur la successions de petites étapes, et surtout sur les oeillères que l'on peut se mettre en pensant que "cela ne peut pas nous arriver, pas à nous", dans l'établissement d'un régime de discrimination et de terreur. Et si les premiers pas sur la pente glissante semblent insignifiants, ils ont tôt fait d'entraîner une lourde et prompte chute, sans réelle possibilité de retour. La temporalité est d'autant plus marquante que Jean évoque douze mois seulement, douze mois ayant suffi à installer dans les mentalités et les pratiques les atteintes à la liberté de la femme - confiscation de passeports, de la liberté de travailler, de la parole, et donc le morcellement de la communauté. 

On retrouve en effet quelque chose de la politologue Hannah Arendt avec ce silence forcé des femmes. Le silence imposé, ce n'est pas seulement la contrainte quotidienne d'une parole bridée, manifestée de manière déchirante par la personne de Sonia, qui a peur de raconter sa journée et n'atteint jamais le nombre maximum de mots par jour ou par l'impossibilité de recevoir à dîner car "deux hommes qui parlent et deux femmes qui regardent leur assiettes" n'a rien de convivial ou de plaisant. Ce silence résulte aussi en l'immense solitude, ou plutôt le profond isolement, d'une intelligence relationnelle qui ne peut avoir lieu à aucun niveau. Si les femmes ne parlent plus, elles ne peuvent plus monter ensemble un collectif et se battre. Attaquée dans leur chair par ce compteur de mot, la peur de la souffrance et de la transgression prend la place de l'espoir et de la dignité.

Hannah Arendt
"On a souvent fait observer que la terreur ne peut régner absolument que sur des hommes qui sont isolés les uns des autres, et qu’en conséquence, un des premiers soucis de tous les régimes tyranniques est de provoquer cet isolement. L’isolement peut être le début de la terreur ; il est certainement son terrain le plus fertile ; il est toujours son résultat. L’isolement est, pour ainsi dire, pré-totalitaire ; il est marqué au coin de l’impuissance dans la mesure où le pouvoir provient toujours d’hommes qui agissent ensemble, " qui agissent de concert " (Burke) ; les hommes isolés n’ont par définition aucun pouvoir. L’isolement et l’impuissance, c’est-à-dire l’incapacité fondamentale et absolue d’agir, ont toujours été caractéristiques des tyrannies. Dans un régime tyrannique, les contacts politiques entre les hommes sont rompus et les aptitudes humaines pour l’action et le pouvoir sont contrariées. Mais ce ne sont pas tous les contacts entre les hommes qui sont brisés, ce ne sont pas toutes les aptitudes humaines qui sont détruites. Toute la sphère de la vie privée avec ses possibilités d’expérience, d’invention et de pensée est laissée intacte. Nous savons que le cercle de fer de la terreur totale ne laisse pas d’espace à une telle vie privée et que l’auto-contrainte de la logique totalitaire détruit chez l’homme la faculté d’expérimenter et de penser aussi certainement que celle d’agir." (Hannah Arendt, Le système totalitaire, 1951, chapitre 4). 

Les péripéties de ce livre n'ont pas suscité mon intérêt outre mesure. Elles permettent à la narration d'aller quelque part, mais à mon sens elles ne sont pas aussi importante que les deux principaux thèmes que j'aimerais traiter dans cette chronique : la puissance du groupe d'une part, et l'emprise de l'autre. La puissance du groupe est illustrée dans Vox de deux manières : d'une part, avec l'exemple du fils de Jean et Patrick, Stevens, progressivement embrigadé dans les "factions" dites "des Purs", qui utilisent l'intimidation dès le plus jeune âge pour asseoir la doctrine officiel du Révérend Carl, sans réellement comprendre les conséquences de ses choix. De l'autre, avec cette Résistance en filigrane, indispensable au renversement du système discriminatoire en place. Une phrase revient à plusieurs reprises, celle de l'écrivain irlandais et homme politique Edmund Burke : "Pour triompher, le mal n’a besoin que de l’inaction des gens de bien." Le groupe pèse, dans un sens ou dans l'autre, s'il se décide à agir. On appréciera ici le fait que Dalcher ne tombe pas dans une opposition manichéenne entre homme et femme, mais défende plutôt le travail conjoint des deux genres dans la lutte contre l'oppresseur.

"Je veux me battre, mais je ne sais pas comment. Si Jackie était là, elle trouverait les mots justes. Je repense à l'une de ses dernières diatribes, cet après-midi de la fin avril dans notre appartement de Georgetown, avec son tapis Ikea, sa vaisselle Ikea, et ses quelques poêles récupérées dans un vide-grenier. "Tu peux commencer petit, Jeanie. Participe à des meetings, distribue des prospectus, parle à une poignée de personnes des problèmes qui existent. Tu n'as pas besoin de changer le monde toute seule, tu sais.

Paye ta pub sexiste...
(Années 1950s, Del Monte Food)
L'emprise a également une part fondamentale dans l'élaboration et l'inscription dans la durée de ce système. Manifesté ici sous la forme d'une emprise religieuse, elle prend la forme d'une propagande fondée sur les textes bibliques, détournés de leur sens (même si on sent bien que pour l'auteur, ils ne sont pas tant détournés qu'employés dans leur sens propre et qu'ils constituent, au même titre que la religion, une véritable menace pour les femmes), et propagés sur les ondes (radio, télé) par la voix du Révérend Carl. En opposant la société moderne et l'eldorado perdu des "choses simples", pour reprendre les mots de l'enseignante du cours de religion de Stevens, est distillé dans l'esprit des citoyens une logique fausse et pernicieuse tragiquement illustrée dans la tirade d'un fonctionnaire : "Vous voyez, voilà pourquoi l'ancienne méthode ne marchait pas. Il y avait toujours quelque chose. Toujours un gamin malade, ou un spectacle de fin d'année, ou des douleurs menstruelles, ou un congé maternité. Toujours quelque chose (...) Il faut bien que vous vous le mettiez en tête, Jean. On ne peut pas compter sur vous, les femmes. Le système ne fonctionne plus comme il fonctionnait. Prenez les années cinquante. Tout allait bien. Tout le monde possédait une jolie maison, avec une voiture au garage et de la nourriture sur la table. Tout marchait comme sur des roulettes ! On n'avait pas besoin de la main d'oeuvre féminine. Vous comprendrez, une fois que vous aurez surmonté votre colère. Vous comprendrez que les choses sont mieux ainsi. Que c'est mieux pour vos enfants." 

Il y aurait quantité de choses à écrire sur cette tirade. Je n'ai pas la prétention d'en faire l'analyse exhaustive, mais voici ce que j'en ai tiré. Déjà, le plus important pour ne pas tomber dans le piège de la démagogie, de la manipulation politique ou de la discrimination, est de comprendre que la logique peut être valide d'un point de vue des prédicats et invalide, fausse, dans ses conséquences réelles. Il faut distinguer les arguments logiques dans leur enchaînement, de la logique, réel, du "bon sens" en somme, encore que ce terme a été très galvaudé. En fait, les arguments peuvent pratiquement être utilisés dans tous les sens, pour justifier n'importe quoi sur le plan logique, et même si dans la réalité cette logique est fausse voire dangereuse. En somme, quelqu'un de doué avec la parole peut vous faire avaler, d'un point de vue purement abstrait, pratiquement n'importe quoi, comme le montre l'exemple du discours sur la justice du philosophe sceptique Carnéade, à Rome, qui défendit deux points de vue opposés sur la justice (son existence vs son inexistence) avec le même brio et la même force argumentaire. Donc soyons prudents avec les tribuns et regardons plutôt les conséquences que les belles paroles pleine de symbolique et de promesses. Ensuite, l'Histoire est absolument fondamentale pour ne pas se croire à l'abri de ce qui s'est déjà produit. Il faut tirer les leçons de ce qu'il s'est passé, et même s'il est impossible d'établir un parallèle parfait entre deux évènements historique, car "on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve" (Héraclite, cité dans Le Cratyle de Platon), certains schémas - notamment théorisés par Arendt pour ce qui a trait au totalitarisme - sont similaires. 

Catharine A. MacKinnon
Ensuite, cette phrase montre bien que la femme naît dans un système conçu par les hommes, où il n'y a pas la place, dans la course à la productivité et l'incitation à la "fiabilité", pour ses douleurs menstruelles, ses congés maternités, bref, pas de place au sein de la société pour la condition féminine dans toute sa vérité et sa réalité. Est accentué ici le caractère très distinct entre les tâches que la société dystopique américaine affecte aux femmes (les "spectacles de fin d'année", les "gamins malades" dont il faut s'occuper), et celles affectée aux hommes, ou plutôt en l'espèce celles qui ne les regardent pas. J'aimerais ici renvoyer à la thèse de MacKinnon dans son papier Difference and dominance : On sex discrimination (1984), pour qui la lutte contre la discrimination fondée sur le genre ne passe que par une étude de la répartition sociale et politique du pouvoir. Pour elle en effet, le féminisme qui défend une "assimilation" de la femme à l'homme, appelée également "single standard", et le féminisme qui veut voir "compensées" les singularités féminines, appelé également "double standard", ont cela de biaisé qu'elles partent du postulat que la femme doit rattraper l'homme en quelque sorte, et que l'homme devient la mesure de toute chose sur le plan social et politique. Elle écrit que "La neutralité du genre (chemin 1, similitude) est donc simplement la norme masculine, et la règle de protection spéciale (chemin 2, différence) est simplement la norme féminine, mais ne vous y trompez pas : la masculinité, ou la virilité, est le référent pour les deux." Pensons encore à la thèse du "second shift", parue dans l'ouvrage éponyme The Second Shift: Working Parents and the Revolution at Home écrit par Arlie Russell Hochschild et Anne Machung et publié pour la première fois en 1989. Le "deuxième changement", c'est celui de la femme qui quitte la casquette de professionnelle au profit de la casquette de mère de famille, et qui est socialement tenue d'exceller dans les deux. Enfin, la mobilisation d'un discours consumériste à base de voiture et de maison renvoie au confort soporifique dans lequel peut plonger le matérialisme, mais ma chronique déjà bien longue n'approfondira pas cette dimension là. 

Un élément de critique seulement. Dans Vox, la femme indépendante et libre est dépeinte d'une seule manière : elle n'est pas fée du logis, elle préfère travailler à rester chez elle, et elle fuit la routine en trompant son mari. Certes, l'héroïne n'en est pas une car Jean n'incarne pas LA femme, mais simplement une femme, qui fait de son mieux pour elle et ceux qu'elle aime en des temps troublés. Je reproche juste à l'autrice de ne pas vraiment considérer que d'autres voies de bonheur et d'épanouissement sont possibles pour la femme, même si le personne de Sharon amène un peu de nuance au tableau relativement manichéen dressé par Jean, et que le modèle des années 1950s était mauvais en tant que pression sociale imposée aux femmes, en tant que privation de droits et de libertés (travail et contraception entre autres choses), et que tout a explosé dans les années 1960 pour ces raisons précises. Personne de sain d'esprit et de bon de coeur n'irait défendre une oppression de la femme par l'homme, de la manière structurelle et pernicieuse qui fut celle des années 1950s. Cependant, certains foyers trouvent un réel épanouissement dans un partage des tâches "traditionnaliste" qu'ils accommodent comme ils le souhaitent, et le perçoivent comme l'application pratique d'une complémentarité homme-femme. Au même titre que l'homme au foyer est aujourd'hui de plus en plus socialement valorisé, acceptons que la femme au foyer qui choisit sa condition peut y trouver sa joie. Le véritable ennemi c'est l'oppression, l'embrigadement et la pression sociale. Ne nous y trompons pas ! Et soyons reconnaissants du privilège de pouvoir nous exprimer : le droit de parole est une arme puissante, à manipuler avec sagesse. 

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